Philippe Tesson s’ingéniait à nous surprendre. Et aujourd’hui encore où la fatalité le rattrape et nous glace. Nous pensions que par la magie de sa personne il déjouerait la monstrueuse banalité de la mort.
C’était un prince, un prince du journalisme, du théâtre, de la vie. Un prince dans son sens poétique. Il semblait avoir chassé de son existence tout ce qui la rendait banale, prosaïque. Son âme tendait vers le beau, le grand , le spirituel. Devenu , presque malgré lui, un notable des lettres, il continuait à préférer la fantaisie , l’anticonformisme, une forme particulière d’anarchie, qui le rendait inclassable et d’une séduction diabolique. Ni le sérieux, ni la componction, ni la vanité, n’ont entamé d’un pouce l’adolescent fantasque, idéaliste, qu’il restait jusqu’à 94 ans.
Si la liberté de l’esprit a pu avoir un visage, c’est bien le sien.
Il fallait être singulièrement grincheux pour ne pas aimer son style vif argent, pour ne pas se laisser emporter par ses foucades, ses emportements contrôlés, le caractère primesautier de ses jugements politiques, si souvent clairvoyants .
Il incarnait un paradoxe : c’était un égocentrique qui consacrait sa vie aux autres.
Il aimait passionnément les êtres pour ce qu’ils contenaient d’intentions, de rêves, d’enfance. Il les aimait pour leurs virtualités, parce qu’ils appartenaient à ce grand théâtre du monde qui le fascinait. Talentueux ou médiocres, bons ou méchants,- la méchanceté était pour lui une terre étrangère qui l’amusait plus qu’elle ne l’ indignait- , il jouissait de leur existence bariolé et disparate. D’où sa prédisposition, sa prédestination même ,pour ce qui a été une des grandes passions de sa vie : les journaux.
Il n’était pas un journaliste, il était le journalisme. Dans son acception de la plus utile, la plus idéaliste, la moins prétentieuse. On peut dire qu’il a inventé une forme d’expression qui n’existait pas avant lui. A Combat, puis au Quotidien de Paris, il a réussi à créer une sensibilité particulière. Toute une génération de journalistes a connu grâce à lui une forme d’enchantement. Philippe Tesson régnait par la magie de son ambivalence. Prenant à chaque être un peu de sa lumière, de ses aspirations secrètes, il les redistribuait dans un projet plus vaste. Il coordonnait les angoisses, orchestrait les pulsions, stimulait les ressorts subtiles enfouis dans les replis de l’âme. Ressentant tout à la fois, brassant les émotions les plus contraires, il donnait à chacun l’illusion d’entendre enfin le poème de sa vie. Et rarement on a pu faire coexister avec autant d’allégresse le sérieux de l’information enveloppé dans l’humour et le vertige de la liberté.
Acteur lui-même, dans ce sens où l’existence lui apparaissait comme une vaste scène, Philippe Tesson a passé quasiment toutes ses soirées au théâtre. D’où lui venait cette passion qu’il a servie de mille façons, jusqu’à la fin en animant le Théâtre de Poche , et toute sa vie comme critique théâtral exceptionnel. Ennoblissant cette critique artistique si injustement – mais hélas parfois justement -décriée. Né pour admirer, jamais jaloux d’une gloire, il s’attachait à l’éclosion et au perfectionnement du talent avec une passion sans œillères et une honnêteté joyeuse. Certes il y avait en lui un acteur qui jouait sans cesse , qui aspirait à faire de chaque instant une scène, de chaque conversation un dialogue, de chaque rencontre une comédie. La réalité que l’on consomme tous les jours l’ennuyait, le prosaïsme le faisait bailler. Aussi la mettait-il en scène pour lui donner du relief, du mouvement, du style.
Y avait-il un jour où il baissait le masque ? Où ,dégrisé, il cessait son jeu avec les autres ? Peut-être lorsqu’il se retrouvait devant son piano, dans cette solitude qu’il fuyait comme une damnation, dans ces moments où il se laissait emporter dans les vagues profondes de la musique qui seule , par delà les mots, les postures et les masques, était capable d’infuser en lui son ténébreux messages océanique .
Cet adolescent perpétuel a réussi un autre prodige qui, étant donné la complexité de son être, était une gageure : fonder une famille comme on aimerait tous en avoir une : fantasque, généreuse et talentueuse. Une épouse exceptionnelle, Marie Claude, des enfants, Sylvain, Stéphanie, Daphné, qui chacun ont exprimé avec un même talent une des virtualité héritées de leur père. Aujourd’hui si désemparés que nous soyons ,c’est d’abord à eux que nous pensons du fond de notre tristesse et de toute notre affection.
Jean-Marie Rouart